Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article LIBER PATER

LIBER PATER. Liber ou Liber pater était un dieu d'origine italique, dont le caractère et le sens primitifs s'altérèrent de très bonne heure sous l'influence de la mythologie grecque. Plusieurs savants modernes ont même refusé d'admettre l'existence d'un Liber pater italique ; ils n'ont voulu voir dans le Liber de la religion romaine qu'un dieu grec importé en Italie, dont le nom traduisait les épithètes Aûctoç, AGatoç, 'E),euOéptoç, données parfois au Zeus ou au Dionysos hellénique '. Cette opinion est inexacte. Il est possible en effet, d'une part, de démontrer la très haute antiquité du culte de Liber pater et de sa parèdre Libera à Rome même ; d'autre part, de mettre en lumière la physionomie très originale de ce dieu, physionomie réellement différente de celle des divinités grecques auxquelles plus tard il fut assimilé. Du dieu lui-même, nous ne connaissons guère que le nom. Le plus souvent il est appelé Liber ou Liber pater; quelquefois Liber apparaît comme une épithète de Jupiter: le temple de Jupiter Liber à Furfo, chez lesVestins 2, est bien connu; des inscriptions dédiées lori Libero ont été trouvées sur le territoire des Frentans3, en Sabine', et à Capoue"; la mème mention se lit à Rome sur le Calendrier des Arvales à la date du 1" septembres. Les plus anciennes formes du mot Liber furent Loebasius ou Looebesus, Leiber 8, Leber". Les anciens s'efforcèrent de retrouver le sens originel de ce mot. Varron, cité par saint Augustin, Sénèque, Paul, ont pris pour base de leur exégèse le sens ordinaire et courant de l'adjectif liber. Saint Augustin dit : « a liberanlento, quod mares in coeundo per ejus beneficium emissis seminibus liberentur ; hoc idem in feminis agere Liberam 10 » ; Sénèque : « Liber... non ob licentiam linguae dictus est inventor vini, sed quia liberat servitio curarum animum, et asserit vegetatque et audaciorem in omnes conatus farit11 » Paul : « Liber... ideo sic appellatur, quod vino nimio usi omni(' libere loquantur ". » Au contraire, Cicéron rapproche le nom du dieu du mot liberi, enfants : « Quod ex nobis natos liberos appellamus, idcirco Cerere nati nominati sont Liber et Libera 13 ». Ainsi les Romains du dernier siècle de la République ne connaissaient plus avec certitude le sens ni l'étymologie du mot Liber ; cette incertitude et ces divergences d'opinion nous indiquent déjà la haute antiquité du culte de ce dieu en Italie. La plupart des savants modernes rattachent le mot Liber (Leiber, Leber, Loebesus) à la racine indo-européenne lib, d'où sont dérivés les mots libare, ),eibtiv, etc. 11. Liber ou Liber pater était donc le dieu qui répand, qui verse l'abondance et la fécondité. Parmi les cérémonies du culte de Liber, il en est deux qui nous paraissent propres au Liber italique. C'est d'abord la fête romaine des Liberalia, qui se célébrait le 17 mars, et qui n'avait rien de commun soit avec les Dionysia, soit avec les Ludi Liberales de création postérieure. Cette fête des Liberalia était très ancienne à Rome ; elle est inscrite sur l'un des plus anciens calendriers, le calendrier dit de Numa, et elle y figure en grandes majuscules, ce qui est une preuve de sa haute antiquité 13. Malheureusement, nous ne possédons sur cette fête que des renseignements peu nombreux et peu explicites : le plus curieux assurément est celui qui nous a été transmis par Ovide 16. Le jour des Liberalia, c'està-dire le 17 mars, on rencontrait partout dans Rome des vieilles femmes, que Varron appelle des prêtresses de Liber (sacerdotes Liberi), couronnées de lierre ; elles vendaient aux passants des gâteaux, faits avec de la farine, du miel et de l'huile CIRON]; elles portaient en outre avec elles un petit autel, et de chaque gâteau qu'elles vendaient elles détachaient un morceau, qu'elles offraient au dieu sur cet autel, au nom de l'acheteur. Nous savons en outre que, le même jour, les jeunes gens quittaient la toge prétexte pour revêtir la toge virile (topa virilis, libera, pura), c'est-à-dire abandonnaient le vêtement des enfants pour prendre celui des hommes. Tertullien ajoute enfin que, le jour des Liberalia, chaque famille avait l'habitude de dîner dans la rue, devant la porte de sa maison 18. Ces rites sont pour nous assez obscurs. En tout cas, la date du 17 mars exclut toute relation entre le Liber pater romain et les vendanges. Nous n'avons point affaire ici à un dieu de la vigne. Il est plus vraisemblable que Liber était un dieu qui présidait à la fertilité des champs ; on célébrait sa fête au début de labelle saison ; pour invoquer sa protection en faveur des récoltes futures, on lui offrait des gâteaux dans la composition desquels entraient les principales productions agricoles de l'Italie, le blé, l'huile, le miel. Quant à la coutume qu'avaient les jeunes Romains de revêtir, pour la première fois le jour des Liberalia, leur toge virile, on n'en connaît point l'origine. Liber protégeait peut-être la croissance des hommes et le développement de la vie humaine, comme il présidait à la vie productrice des champs. Outre les Liberalia, nous connaissons, par saint Augustin t9, qui cite sans aucun doute Varron, une autre cérémonie en l'honneur de Liber. Cette cérémonie, qui semble avoir été d'abord purement rurale et qui plus tard seulement se célébra dans certaines cités, comme Lavinium, avait un caractère nettement phallique; le phallus, en effet, y jouait le rôle principal: Hoc turpe niembram per Liberi dies festos cutn honore magno plostellis impositum prius mure in compitis et osque in urbem I.lB -1190-_ LII poste(' cerlabatur. In oppido autein Lacinin unes Liber() tolus mealsis tribuebatur, cujus diebus (mines i'erbis flagitiosissimis uterenlur, doraec dito, metnbrumt per forum trensreeiu)n esse/ atque in lori() suo quiesceret. Cui /nenlbro inllonesto malmena familias laonestis.simaut palam coronam necesse crac irnporlere: sic videlicet Liber deus plaeanclus fuerat pro erentibus sein inum, sic ab agris fascinatio repellenda. » On pourrait être tenté de rapprocher ces fêtes italiques des phallophories grecques ; mais ce rapprochement, fondé sur une ressemblance purement superficielle, serait inexact. Car les phallophories grecques étaient en rapport étroit avec les vendanges et la fabrication du vin [DIONVSIA, p. 232 et suiv.. Il n'y a rien de tel dans les phallophories italiques. En outre, bien que nous ne sachions pas avec précision quel était le mois de l'année consacré à ces fêtes, nous pouvons croire qu elles se célébraient au printemps : le printemps est, en effet, la saison pendant laquelle il est naturel d'invoquer la protection divine pro eventibus senlinuin, et de détourner des champs le mauvais oeil (ab agris fascinatio repellenda). A l'époque des vendanges, de telles cérémonies n'ont plus de raison d'être. Ajoutons d'ailleurs que Pline l'Ancien signale le culte du phallus ou fascinas, comme un culte proprement romain : «... fascinas,... qui deus inter sacra Bomana Vestalibu.s colitur »'. Autant donc que nous pouvons l'induire soit du sens primitif de son nom, soit des fêtes proprement romaines ou italiques qui étaient célébrées en son honneur, Liber ou Liber pater nous apparaît comme un dieu de la fécondité; le phallus était son symbole: il était invoqué comme protecteur de la fertilité agricole; il présidait peut-être aussi à la génération animale. Ce caractère originel de Liber nous permet de comprendre comment se fit la première assimilation de ce dieu italique à une divinité grecque. Dès le début de la République romaine, sur l'ordre des livres Sibyllins consultés pendant une famine terrible, fut institué à Rome le culte de la triade Ceres, Liber et Libera ', qui n'est autre que la triade éleusinienne Déméter, Iacchos-Dionysos et lïoré-Persèplione [enaps, p. 1078j. Liber correspond dans le groupe latinisé au dieu Iacchos d'Eleusis, Or les plus récents travaux ont démontré que le culte éleusinien était, du moins à l'origine, un culte essentiellement agraire, dont «les rites et les symboles exprimaient surtout l'idée de la fécondité universelle o lcsecnos, p. 3691. Bien que lacchos ait été plus tard confondu avec Dionysos, ce jeune dieu n'est en rien le dieu de la vigne ou des vendanges; comme la plupart des autres génies ou héros locaux d'Eleusis, tels qu'Eubouleus, Ploutos ou Pluton, Triptolème, Iacchos est essentiellement une personnification de la fécondité. Qu'il ait pris dans la triade latinisée le nom de Liber, cela nous prouve encore que Liber pater, lui aussi, était primitivement pour les Romains un dieu de la fécondité. D'ailleurs, dans ce culte nouveau, Liber ne joua qu'un rôle très effacé: c'était surtout en l'honneur de Cérès-Démèter que le sanctuaire voué par le dictateur A. Postumius fut construit, et que se célébrèrent les Cere alia [mm nIA, p. 4020 et suiv.. La confusion d lacchos et de Dionysos amena probablement l'assimilation postérieure de Liber pater et de Dionysos. Car Liber pater ne tarda pas à devenir, pour les Romains et les Italiens, le dieu de la vigne. Tandis que Cérès était révérée surtout comme la déesse protectrice de la culture des céréales, Liber pater fut invoqué comme le dieu de la viticulture. C'est là le rôle que lui attribuent les Scriptores rei rusticae, entre autres Columelle, et les Pères de l'Église, par exemple Arnobe et saint Augustin 3. Une inscription l'appelle viniarum consereator'°. Les vignerons l'adoraient en même temps que Libera au moment des vendanges. Dans plusieurs rusticale mois doctobre lui est consacré. On lui offrait, comme prémices de la vendange, et pour mettre sous sa protection toutes les opérations que comporte la fabrication du vins, une libation de moît frais, appelée sacriana 3; c'était là le pendant du pr aemetium offert à Cérès au début de la moisson. Outre les vignerons, les marchands de vin honoraient Liber pater : ainsi à Rome des documents épigraphiques nous font connaître le culte que rendaient à ce dieu le collège des négociants en vin du Vélabre, Goll(egiurn) Velabrensium 3, et les Ifegotiantes cet/arum riaariarum Novae et Arruntianae °. Les vignerons associaient son nom et son culte à ceux de Silvain et d'hercule 10, protecteurs des champs; les marchands de vin l'unissaient, dans leurs invocations, à Mercure, le dieu du commerce". Mais en Grèce Dionysos n'était pas seulement le dieu rustique de la vigne, des vendanges, du vin et des vignerons ; il était le centre d'un thiase; son culte avait un caractère mystérieux, dans Iequel se mêlaient des influences thraces, phrygiennes, lydiennes, orientales [13ACCHUS, p. 591 et suiv.',. C'est à ce culte que se rattachent étroitement les fêtes orgiastiques connues sous le nom de Bacelianalia (t. I, p. 590-591). Ce culte se répandit de bonne heure dans la Grande-Grèce; il pénétra à Rome vers la fin du mi siècle av. J.-C. Dès l'année 186, le sénat romain interdit les Bacchanales par un sénatus-consulte fameux. Sous cette forme, Dionysos prit aussi le nom de Liber ou Liber pater. De même que certains souverains de 1 époque hellénistique s'étaient fait honorer comme des ,_.,t Atdvu,i-ot, plusieurs Romains tout-puissants, Marius fl, Pompée', Marc Antoine 3t, et des empereurs comme Elagabal voulurent qu'on leur décernàt le titre de Liber et qu'on les honorât sous ce nom. Ce culte, purement oriental. de Liber pater se propagea et prit une grande extension sous l'Empire; à Rome, des inscriptions nous font connaître un Hierophantes Liberi paris" et un tlrcltibueolus dei Liberi ; ailleurs, par exemple en Gaule, les prêtres de Liber assistaient aux Lauroboles en l'honneur de la Grande Mère des dieux". Sous cette forme, Liber pater subit, comme d'autres divinités, l'action du f syncrétisme qui se manifesta au 00 et au fur siècle de notre ère dans la religion païenne : une inscription mentionne un signum Liberi patris Pantlaei, à Préneste 44. En tant qu'il est simplement Iacchos ou Dionysos, LIB --1191 LIB Liber pater ne présente aucun caractère original, et ne se distingue en rien des dieux grecs auxquels il a été assimilé; il prend tous leurs mythes et adopte mèrne leurs surnoms. Le mot Liber n'est plus qu'une simple A Rome même, le culte proprement dit de Liber n'avait pas une importance considérable. Liber jouait un rôle tout à fait secondaire dans l'Aedes Cereris, Liberi et Liberae, qui fut vouée par le dictateur A. Postumius en 496 av. J.-C., et dédiée trois ans plus tard par le consul Sp. Cassius ; ce temple était situé près du Cirrus Maximus. Le Calendrier des Arvales nous apprend que le 1°'' septembre on célébrait une fête sur l'Aventin en l'honneur de Jupiter Liber; un sanctuaire du dieu se trouvait donc là. Nous savons, d'autre part, qu'un temple de Liber et de Libera existait sur le Capitole' Pour la célébration des mystères dionysiaques et leur vogue à Rome, voir 13ACCHANALIA, BACCHI s. En Italie, Liber pater fut toujours très honoré; le culte de Dionysos avait été de bonne heure populaire dans le sud de la péninsule; plus tard, il se répandit jusque dans la vallée du Pô °. Hors de l'Italie, dans les provinces de l'empire, le culte du (lieu se répandit en Espagne en Gaule dans l'Afrique du Nord 3, et surtout dans les provinces voisines du Danube, en Pannonie particulièrement et en Dacie Là le couple Liber et Libera, que l'on rencontre très rarement ailleurs, apparaît fréquemment dans les dédicaces ; aussi est-il vraisemblable, comme l'a supposé Wissowa', qu'il y avait dans ces pays, avant l'occupation romaine, un couple de divinités indigènes, qui furent assimilées à Liber et à Libera. Du Liber pater proprement italique ou romain nous ne possédons aucune image, aucune représentation. Toutes les statues de Liber, tous les bas-reliefs, toutes les peintures ou mosaïques, toutes les effigies monétaires où le dieu est figuré nous montrent, sans exception, le Dionysos grec, presque toujours du type jeune, imberbe, dont les attributs habituels sont la couronne de pampres ou de lierre, le thyrse, le canthare, la panthère. Sur la ciste de Préneste (fig. 'i/461), où se lit le nom de Leiber, le dieu est représenté barbu, sans autre attribut que la vigne : c'est donc déjà le Dionysos grec, du type le plus ancien $. I1 semble d'ailleurs, d'après le récit de Varron, que dans les cérémonies qui s'accomplissaient soit in compltis Italiae, soit àLavinium,le dieu fût représenté symboliquementpar lephallus. Les Romains on t purement et simplement emprunté à l'art grec le type de Dionysos pour représenter leur dieu Liber, J. TOUTAIS.